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  AJOIE DELEMONT FRANCHES-MONTAGNES
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Un petit récit de l’auteur Bernard Chapuis, tiré des Contes Sages

La croix de finage

 Sur notre terre de vieille chrétienté, la foi de nos ancêtres a planté la croix de parcelle en parcelle. Croix de pierre, rencontrée au hasard des chemins, érodée et moussue, mystérieuse et sans âge, qui dresse vers le ciel sa solide ferveur.

 Croix des sources, croix des fontaines, où la soif du trimardeur s’étanche et remercie.

 Croix de bois, croix de fer, vigilante au carrefour, debout sous le tilleul ou le chêne solitaire. Croix de mission, gravée d’une date et de deux lignes pieuses, érigée en souvenir d’une éprouvante semaine de dévotions.

Octave avait une croix dans son champ. Non pas en lisière, mais en plein milieu. Comment s’était-elle trouvée là, à étendre ses bras depuis des générations sur les blés et sur les luzernes ? Par quel jeu d’héritages, par quelle ironie du cadastre, à la suite de quels partages et de quelles compromissions.

 Le patriarche l’avait toujours vue à cet endroit et, si loin qu’il remontât dans la mémoire des siens, elle se dressait au cœur de l’arpent, inaccessible au pèlerin respectueux des cultures. C’était une croix vénérable, émouvante dans son originalité.

L’arbre, ainsi que les bras finement taillés, présentaient une section octogonale. Ils étaient réunis par deux griffes de métal, noires et patinées. Le socle consistait en une succession de marches, octogonales elles aussi, qui se perdaient dans la terre généreuse.

Quel modeste compagnon l’avait taillée, puis montée ? En quel temps lointain, serein ou troublé ? Les suppositions les plus hardies demeuraient gratuites. Elle bravait les ans, elle bravait les gens. Il fallait passer à distance avec la charrue ou la faucheuse et finir le travail à la main.

Octave se souvenait d’en avoir, à la faucille, nettoyé les abords. Son père l’avait fait avant lui, et son grand-père. L’aire de la croix, il la retournait à la bêche.

 Son fils Xavier continuait en maugréant la tradition familiale. En retour, la croix assurait à la parcelle et au domaine tout entier abondance et protection. Ne méritait-elle pas qu’on eût pour elle quelques égards ?

Tel n’était plus l’avis de Xavier, dont la foi était encore sans doute aussi pure que celle de ses pères, mais qui, raisonnant en homme pratique et pressé, soutenait que le déplacement de la croix simplifierait le travail des champs. Cependant, le vieil Octave s’obstinait. Pour lui, toucher à la croix constituerait un sacrilège dont sa descendance aurait à répondre.

« Mais, je ne la supprime pas, plaidait Xavier.

-          Je ne veux que la déplacer de quelques mètres. En bordure du champ, elle ne gênera plus !

-          Elle est bien là où elle est.

-          Vous voyez le temps qu’on gagnerait. Père. Nous n’aurions plus à la contourner avec les chevaux. De toute manière, quand nous aurons un tracteur, nous ne pourrons plus la laisser là. Elle est au chemin.

-          Elle a toujours été là, elle y restera, trancha le père. Moi vivant, on ne touchera pas à cette croix. »

 Il n’y avait qu’à s’incliner.

 Le père vint à mourir. Le fils modernisa l’exploitation. Il fit l’acquisition d’un tracteur. A l’époque des labours, la croix s’avéra effectivement gênante. Il la déplacerait donc, il était le patron à présent et n’avait pas de comptes à rendre aux âmes de ses ancêtres.

 Il démonta la croix avec précaution, en déposa les éléments dans le fossé, se promettant de la remonter quand il en aurait le temps. Le champ était prêt à être retourne. Ce serait pour le lendemain.

 Le soir, Xavier s’endormit, la conscience en paix. Mais son sommeil fut entrecoupé d’effrayants cauchemars. Il rêva qu’une pluie diluvienne emportait toute la terre végétale du champ de la croix. Il se réveilla tout en sueur et se rendormit, en se convainquant de la puérilité de ses visions nocturnes, «Tout songe n’est que mensonge. Je serais bien sot d’y prêter attention. »

Un deuxième cauchemar troubla son sommeil. Sa terre, sa bonne terre du champ de la croix, qu’il avait pourtant grassement fumée et ensemencée de graines sélectionnées, était demeurée stérile.

 Au temps de la récolte, le champ était désespérément jaune et brûlé malgré une année des plus favorables. Xavier, stupéfait, mesurait le désastre au milieu des ricanements. Il se réveilla, agité et inquiet. Mais bien vite, il se raisonna, se versa une prune dont il avait toujours une réserve à portée de main, se traita d’idiot et se rendormit.

 Mais la troisième vision le bouleversa. Il labourait sa terre sur son tracteur tout neuf. Sur son passage, le soc de la charrue ramenait en surface des ossements humains, ceux des anciens, ceux de sa lignée ; ils s’assemblaient. Se reconstituaient, pour former d’agiles squelettes qui le poursuivaient en l’invectivant.

 Ils s’accrochaient aux roues, s’agrippaient au siège, se suspendaient aux vêtements de l’infortuné. Celui-ci reconnut la voix de son vieux père :

« Pourquoi as-tu fait cela ? Pourquoi ? »

C’en est trop, Xavier ne supporta pas davantage ces reproches d’outre-tombe.

Il s’habilla et finit la nuit à l’étable derrière une vache sur le point de vêler. Allait-il se laisser impressionner par des rêves ? Ce n’était guère son genre.

 Aux aurores, il attela sa charrue au tracteur et se rendit sans plus attendre au champ maudit. Il creusa les premiers sillons sans encombre, mais, parvenu à l’emplacement de la croix, l’attelage se rompit brutalement et la charrue resta fichée dans le sol.

 Il dut recourir au treuil pour l’en retirer. Il passa toute la journée à réparer en égrenant des chapelets de nom de Dieu de vain Dieu et des litanies de charogne de charrue. La nuit suivante dut lui porter conseil, car on le vit, le lendemain, avec son garçon, reconstruire patiemment la croix qu’il avait voulu déplacer.

 Depuis, l’antique croix de pierre, jalouse de ses secrets, se dresse toujours au beau milieu du champ de Xavier. Lui et ceux de sa tribu ont soin de l’éviter et passent à bonne distance avec les machines. Héritiers d’une lointaine et pieuse habitude, ils finissent le travail à la main.

 L’auteur : Bernard Chapuis,  tiré des Contes Sages (en patois jurassien et français)